Un sentiment diabolique © Jules (1998) - Available in an English translation.


15 janvier. J’ai passé toute la matinée enfermé dans mon bureau à essayer d’écrire le deuxième chapitre de mon nouveau roman. Je continue de bloquer irrémédiablement sur le personnage de l'antagoniste. Il se révèle trop proche du protagoniste, et je ne cesse de me répéter que c'est un peu trop équivoque pour un conte destiné aux enfants.
Quand je suis sorti, il devait être près de quatorze heures et je me suis rendu compte que j'avais complètement oublié de manger. Dommage. Je préférais flâner dans les rues pour trouver de nouvelles idées, peut-être m'inspirer des gens que je pourrais croiser. L'ascenseur était encore en panne, j'ai dû descendre les sept étages par l'escalier. Ça s'est révélé facile, si on considère que j'ai dû littéralement ramper sur les marches pour remonter. Lille était toujours vivante, pleine de gens, je devrais rester chez moi le samedi, la foule a tendance à me fatiguer... J’ai erré dans la rue de Béthune, dans le vieux Lille, allant d’une boutique à une autre, écoutant les bavardages et les commérages en cours. Quand je rentrai chez moi, il devait être très tard et la nuit commençait à tomber. J’arrivais chez moi et au moment de me coucher, je me sentis un rien triste et mélancolique, probablement à cause de ce diable de syndrome de la page blanche ou peut-être à cause du temps, tournant à l'orage. D'ailleurs, la journée n'était probablement pas encore fini pour moi puisque l'orage n'a pas attendu que je lui demandes son avis pour éclater, ne me laissant m'endormir que relativement tard. Et comme pour terminer la nuit en apothéose, des cauchemars épouvantables vinrent me chercher, pour me hanter jusque dans le gouffre infernal du sommeil.
Je me réveillais, en pleine nuit, en sueur. Mes draps était tombés et mes volets s’étaient brusquement
ouverts. Je les refermais et allais me chercher un verre de lait. Bien sûr, c'est lorsqu'on a besoin de quelque chose qu'on en manque, que ce soit de jour ou de nuit... Plus de lait. J’allais donc en chercher chez le concierge, qui me dépanna encore une fois malgré l'heure avancé, même si la grimace peinte sur son visage me découragea de le déranger avec l'histoire de l'ascenseur. Je revins chez moi après avoir à nouveau gravit les sept étages, mon pack de lait sous le bras, pour enfin en boire un verre et aller me recoucher. Heureusement, aujourd'hui, la journée s'annonce mieux, malgré un temps maussade.

17 janvier. Je n’ai toujours pas trouvé comment résoudre la mort du grand-père du héros dans mon roman mais ça ne m'a pas empêché de mettre un terme au troisième chapitre. Il pleut encore. En allant faire les courses, je me suis rendu compte que l’appartement voisin du mien est « A VENDRE ». De nouvelles têtes, de nouvelles idées... En voilà que j'accueillerais à bras ouverts.

20 janvier. Je prends cinq minutes pour me détourner de mon roman qui continue à m'arracher les cheveux vers une calvitie certaine pour consigner ceci : l'appartement à côté n'est plus libre. Un homme vient d’emménager, seul d'après son nom sur la boîte aux lettres. Je ne l’ai pas rencontré mais j’irai lui rendre visite demain.

22 janvier. J’ose à peine raconter ce qui s’est passé hier. Ce que j'ai vu est dément... N'importe qui pourrait y trouver une explication tout à fait rationnelle mais je ne peux m'empêcher d'y voir quelque chose de terriblement inquiétant... J'en ai peur. Cette peur me dévore les entrailles, impossible de travailler avec ce sentiment irréel qui me hante sans cesse. Je le couche ici, en espérant qu'il me quittera une fois imprimé sur le papier. Voilà ce qui m’est arrivé :
Je rendis visite à mon nouveau voisin comme prévu, en milieu d'après-midi, et je frappai à sa porte, près à l'inviter boire un café pour mieux faire connaissance. Du bon voisinage. Mais la porte n'était pas fermée, et elle s’ouvrit dans un crissement horrible lorsque je la poussais, comme si elle n'avait pas pivoté sur ses gonds depuis des mois. Je dus me frotter les yeux, me pincer, vérifier que ce n'était pas un rêve que la pièce qui se découvrait devant moi. Une moquette à l'inquiétante couleur sang maculait le sol, des lampes ornées de véritables têtes de mort (ou d'incroyable imitation en plâtre ?) étaient posées à chaque coin du salon... Un rire terrifiant éclata, provenant de la chambre à coucher, me faisant sursauter comme jamais... Et pourtant, je ne bougeais pas, je restais impassiblement immobile. Je regardais tout cela avec ce sentiment de mélancolie et de tristesse ancré en moi depuis que le spectacle de cet appartement s'était offert à mes yeux, quand un homme à l'âge incertain mais à la carrure de colosse surgit devant moi et me flanqua dehors, refermant brusquement la porte sur moi.
Dans l’intervalle où je l’avais aperçu, je n’avais remarqué qu'une seule chose, une tache rouge sur son cou. Cette tâche rouge, je crois l’avoir revue quand, ce matin, je l'ai observé en entre-ouvrant ma porte pour le voir sortir acheter son journal.
Je suis peut-être alarmiste, mais devant son comportement et la possible maladie qu'il porte en lui, je crois avoir toutes les raisons pour m'inquiéter. Je souhaitais interroger le gardien de l'immeuble mais impossible de le trouver. J'en suis donc réduis à m'occuper moi-même de ma sécurité et, dans le doute, je crois que je vais appeler un médecin, car cela me semble très étrange.

23 janvier. Ce matin, choisissant de ne pas faire appel à un docteur quelconque, j’ai demandé au psychologue chez qui j'allais après ma rupture avec Karine de m’accompagner chez mon voisin. Il fut surpris, et carrément opposé à l'idée de se rendre chez un patient dont j'ignorais moi-même jusqu'à l'identité. Mais lorsque je le prévins de son hostilité envers les visiteurs et de son étrange appartement, il décida de venir avec moi. Arrivés devant la porte, fermée cette fois-ci, je frappais deux coups secs. Ce ne fut pas l'homme qui m'avais rudoyé la veille mais mon gardien qui vint nous ouvrir. Et si cela m'étonna, que dire de l'état de l'appartement ! La pièce semblait avoir été parfaitement nettoyée et rangée... Qu'est-ce qui déclencha mon évanouissement ? Le temps malsain qui régnait depuis quelques jours ? C'est ce que je préfère croire. Je me réveillais, allongé dans mon canapé, mon psychologue me conseillant du repos et me proposant un rendez-vous... Je le remerciais mais lui assurais que j'allais à nouveau tout à fait bien. Après un regard sceptique, il pris congé et me laissa seul, trop seul... Ce qui m’arrive est bizarre, je ressens un sentiment trop fort et trop incompréhensible pour qu'il soit en rapport avec la météo.
Il faut que je reste chez moi et que je réfléchisse.

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25 janvier. J’ai passé ces deux derniers jours enfermé chez moi pour me calmer, mais mon état n’a fait qu’empirer. Impossible de travailler dans ces conditions notamment à cause de ce que j'ai vu dans le nuit du 23 au 24... Personne ne voudra me croire... Je m'étais couché depuis plusieurs heures quand je fus réveillé par une lueur et par un bruit insistant. Mon volet s'était encore ouvert et battait contre le mur. En m'approchant, je m'aperçus que la lumière responsable de mon réveil n'était autre que celle de gyrophares de pompiers. L'immeuble d’en face était en train de brûler dans un immense brasier, menaçant dangereusement ses voisins. Cette réflexion me fit instinctivement tourner la tête vers la fenêtre de mon mystérieux voisin. Sans que j'aperçoive autre chose qu'une ombre, la fenêtre en question se referma brusquement, me laissant observer les fleurs de son balcon, totalement carbonisées. Je me mis soudain à imaginer, à croire que mon voisin était à l’origine de cette catastrophe. Mais un homme ne pouvait pas accomplir cela ! Un homme ? Qui était cet homme dont je ne connaissait rien ? Peut-être un monstre ignoble... Un être inconnu de la science et diabolique... Je me sens mal, je perds la tête... Mon imagination va trop loin, je deviens fou et... et... fou !
Que va-t-il m’arriver !?

30 janvier. Je reviens d’une journée magnifique que j’ai passé à Compiègne, loin de tous les soucis et des tourments quotidiens. Tout l’après-midi, je me suis senti libéré, détaché de toutes mes responsabilités. Les idées pour mon roman fusent à nouveau ! Tout ce dont j'avais besoin était de m'éloigner quelques temps de la pression urbaine... Je m'en suis rendu compte dès que je suis descendu de voiture. L'air semblait plus frais, l'herbe plus verte... J'étais ailleurs.
Je venais de manger quand un changement se produisit en moi, une gaieté et un bien-être inhabituels m’habitaient... Le sentiment bizarre qui me dévorait, qui ne m’avait pas quitté depuis deux semaines avait disparu !

1er février. J'ai crié victoire trop rapidement... Mon sentiment de tristesse et de mélancolie est revenu plus intense qu’auparavant. Plus le temps passe, plus je ne peux m'empêcher de soupçonner mon voisin d’être l’auteur de ces incendies ; depuis le premier, deux autres incendies se sont déclarés, toujours dans ma rue. Les infos régionales ont parlé d'un défaut dans les conduites de gaz de la rue et les travaux ont commencé, le bruit des marteaux piqueurs remplaçant celui des automobiles. Je ne peux qu'espérer que leurs efforts ne resteront pas vains et qu'ils mettront un terme à ces catastrophes... Il y a eu des morts... Des gens que j'avais déjà croisé... Et si les pompiers avaient torts ? Si ce n'était pas une fuite de gaz ? Peut-être devrais-je aller voir la police, leur parler de mon voisin ? Non... Pourquoi ferait-il cela ?... Trop de coïncidences...

22 février. Je suis dominé par cette angoisse qui me poursuit jusqu’à mes pensées les plus enfouies. Mon roman a disparu. Lorsque je m'endors, je retrouve les objets à des endroits différents de ceux où je les avais laissé... Ça ressemble à ces crises de somnambulismes que j'avais, étant enfant. Je pense que ce n'est pas grave, même si la possibilité d'effectuer des actes que je ne ferais pas éveillé, et sans en connaître consciemment la portée, m'inquiète sérieusement.
Plus préoccupant, j'ai eu plusieurs fois l'envie d'alerter la police, ou même de me rendre chez mon psychologue pour leur parler de mon étrange voisin et de l'incendie qui a éclaté pendant les travaux sur la conduite de gaz, tuant plusieurs ouvriers... Mais à chaque fois, mes jambes deviennent lourdes et le sommeil m'emporte... Je... C’est comme si je n’étais plus maître de mes agissements... Je me pose trop de questions et aucune des réponses que je peux y trouver n'est réconfortante.

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24 février. Je ne sais pas si c’est cet autre moi qui m’y a poussé ou si c’est moi-même, mais j’ai été rendre visite à mon voisin... Dans quelle intention ? Discuter avec lui de ce que j'avais vu ? De ce dont j'avais été le témoin ? Dans le but de le faire avouer ses crimes ? De me battre avec lui ? De le tuer ? Peu importe. Les souvenirs restent un peu flous dans mon esprit, mais je sais ce que j'ai vu.
Je me dirigeai vers sa porte, un peu hésitant malgré mon pas, sûr ; je frappai mais, comme un écho à ma première visite, la porte n'était pas fermée et elle s’entrouvrit à mon approche. Cette fois, sans grincement. Comme lors de ma venue avec mon psy, la pièce était rangée, nettoyée et il ne restait plus aucune trace d’un passage humain, pas même les fleurs brûlées du balcon.
Quand je ressortis, je remarquai que le panneau « A VENDRE » était remis à l'entrée. Heureux mais toujours curieux, je demandais au concierge ce qu’était devenu l'ancien locataire mais, sans doute fatigué et troublé par les évènements qui troublaient notre quotidien, ou tout simplement par l'ascenseur, encore en panne, il ne dut pas me comprendre car il m’envoya paître en me disant qu’il n’y avait pas eu de locataire depuis plus d'un mois.
Pourtant intrigué, je n’insistais pas.

25 février. Je suis heureux, mon sentiment insolite, inexplicable et irréel a totalement disparu, en même que cette caricature, ce fantôme de voisin. J'ai recommencé mon roman en en changeant un peu l'histoire, dans le but de l'adresser à un public plus adulte. Mais un autre mystère s’est insinué dans mon ciel sans nuage ce matin. Lorsque je suis sorti de la douche, en nettoyant la buée traînant sur le miroir, j'ai découvert une drôle de tache rouge s’étalant dans mon cou...

© Jules (1998)