15 janvier. Jai passé toute la matinée enfermé
dans mon bureau à essayer décrire le deuxième chapitre
de mon nouveau roman. Je continue de bloquer irrémédiablement
sur le personnage de l'antagoniste. Il se révèle trop proche du
protagoniste, et je ne cesse de me répéter que c'est un peu trop
équivoque pour un conte destiné aux enfants.
Quand je suis sorti, il devait être près de quatorze heures et
je me suis rendu compte que j'avais complètement oublié de manger.
Dommage. Je préférais flâner dans les rues pour trouver
de nouvelles idées, peut-être m'inspirer des gens que je pourrais
croiser. L'ascenseur était encore en panne, j'ai dû descendre les
sept étages par l'escalier. Ça s'est révélé
facile, si on considère que j'ai dû littéralement ramper
sur les marches pour remonter. Lille était toujours vivante, pleine de
gens, je devrais rester chez moi le samedi, la foule a tendance à me
fatiguer... Jai erré dans la rue de Béthune, dans le vieux
Lille, allant dune boutique à une autre, écoutant les bavardages
et les commérages en cours. Quand je rentrai chez moi, il devait être
très tard et la nuit commençait à tomber. Jarrivais
chez moi et au moment de me coucher, je me sentis un rien triste et mélancolique,
probablement à cause de ce diable de syndrome de la page blanche ou peut-être
à cause du temps, tournant à l'orage. D'ailleurs, la journée
n'était probablement pas encore fini pour moi puisque l'orage n'a pas
attendu que je lui demandes son avis pour éclater, ne me laissant m'endormir
que relativement tard. Et comme pour terminer la nuit en apothéose, des
cauchemars épouvantables vinrent me chercher, pour me hanter jusque dans
le gouffre infernal du sommeil.
Je me réveillais, en pleine nuit, en sueur. Mes draps était tombés
et mes volets sétaient brusquement
ouverts. Je les refermais et allais me chercher un verre de lait. Bien sûr,
c'est lorsqu'on a besoin de quelque chose qu'on en manque, que ce soit de jour
ou de nuit... Plus de lait. Jallais donc en chercher chez le concierge,
qui me dépanna encore une fois malgré l'heure avancé, même
si la grimace peinte sur son visage me découragea de le déranger
avec l'histoire de l'ascenseur. Je revins chez moi après avoir à
nouveau gravit les sept étages, mon pack de lait sous le bras, pour enfin
en boire un verre et aller me recoucher. Heureusement, aujourd'hui, la journée
s'annonce mieux, malgré un temps maussade.
17 janvier. Je nai toujours pas trouvé comment résoudre la mort du grand-père du héros dans mon roman mais ça ne m'a pas empêché de mettre un terme au troisième chapitre. Il pleut encore. En allant faire les courses, je me suis rendu compte que lappartement voisin du mien est « A VENDRE ». De nouvelles têtes, de nouvelles idées... En voilà que j'accueillerais à bras ouverts.
20 janvier. Je prends cinq minutes pour me détourner de mon roman qui continue à m'arracher les cheveux vers une calvitie certaine pour consigner ceci : l'appartement à côté n'est plus libre. Un homme vient demménager, seul d'après son nom sur la boîte aux lettres. Je ne lai pas rencontré mais jirai lui rendre visite demain.
22 janvier. Jose à peine raconter ce qui sest passé
hier. Ce que j'ai vu est dément... N'importe qui pourrait y trouver une
explication tout à fait rationnelle mais je ne peux m'empêcher
d'y voir quelque chose de terriblement inquiétant... J'en ai peur. Cette
peur me dévore les entrailles, impossible de travailler avec ce sentiment
irréel qui me hante sans cesse. Je le couche ici, en espérant
qu'il me quittera une fois imprimé sur le papier. Voilà ce qui
mest arrivé :
Je rendis visite à mon nouveau voisin comme prévu, en milieu d'après-midi,
et je frappai à sa porte, près à l'inviter boire un café
pour mieux faire connaissance. Du bon voisinage. Mais la porte n'était
pas fermée, et elle souvrit dans un crissement horrible lorsque
je la poussais, comme si elle n'avait pas pivoté sur ses gonds depuis
des mois. Je dus me frotter les yeux, me pincer, vérifier que ce n'était
pas un rêve que la pièce qui se découvrait devant moi. Une
moquette à l'inquiétante couleur sang maculait le sol, des lampes
ornées de véritables têtes de mort (ou d'incroyable imitation
en plâtre ?) étaient posées à chaque coin du salon...
Un rire terrifiant éclata, provenant de la chambre à coucher,
me faisant sursauter comme jamais... Et pourtant, je ne bougeais pas, je restais
impassiblement immobile. Je regardais tout cela avec ce sentiment de mélancolie
et de tristesse ancré en moi depuis que le spectacle de cet appartement
s'était offert à mes yeux, quand un homme à l'âge
incertain mais à la carrure de colosse surgit devant moi et me flanqua
dehors, refermant brusquement la porte sur moi.
Dans lintervalle où je lavais aperçu, je navais
remarqué qu'une seule chose, une tache rouge sur son cou. Cette tâche
rouge, je crois lavoir revue quand, ce matin, je l'ai observé en
entre-ouvrant ma porte pour le voir sortir acheter son journal.
Je suis peut-être alarmiste, mais devant son comportement et la possible
maladie qu'il porte en lui, je crois avoir toutes les raisons pour m'inquiéter.
Je souhaitais interroger le gardien de l'immeuble mais impossible de le trouver.
J'en suis donc réduis à m'occuper moi-même de ma sécurité
et, dans le doute, je crois que je vais appeler un médecin, car cela
me semble très étrange.
23 janvier. Ce matin, choisissant de ne pas faire appel à un
docteur quelconque, jai demandé au psychologue chez qui j'allais
après ma rupture avec Karine de maccompagner chez mon voisin. Il
fut surpris, et carrément opposé à l'idée de se
rendre chez un patient dont j'ignorais moi-même jusqu'à l'identité.
Mais lorsque je le prévins de son hostilité envers les visiteurs
et de son étrange appartement, il décida de venir avec moi. Arrivés
devant la porte, fermée cette fois-ci, je frappais deux coups secs. Ce
ne fut pas l'homme qui m'avais rudoyé la veille mais mon gardien qui
vint nous ouvrir. Et si cela m'étonna, que dire de l'état de l'appartement
! La pièce semblait avoir été parfaitement nettoyée
et rangée... Qu'est-ce qui déclencha mon évanouissement
? Le temps malsain qui régnait depuis quelques jours ? C'est ce que je
préfère croire. Je me réveillais, allongé dans mon
canapé, mon psychologue me conseillant du repos et me proposant un rendez-vous...
Je le remerciais mais lui assurais que j'allais à nouveau tout à
fait bien. Après un regard sceptique, il pris congé et me laissa
seul, trop seul... Ce qui marrive est bizarre, je ressens un sentiment
trop fort et trop incompréhensible pour qu'il soit en rapport avec la
météo.
Il faut que je reste chez moi et que je réfléchisse.
*
**
25 janvier. Jai passé ces deux derniers jours enfermé
chez moi pour me calmer, mais mon état na fait quempirer.
Impossible de travailler dans ces conditions notamment à cause de ce
que j'ai vu dans le nuit du 23 au 24... Personne ne voudra me croire... Je m'étais
couché depuis plusieurs heures quand je fus réveillé par
une lueur et par un bruit insistant. Mon volet s'était encore ouvert
et battait contre le mur. En m'approchant, je m'aperçus que la lumière
responsable de mon réveil n'était autre que celle de gyrophares
de pompiers. L'immeuble den face était en train de brûler
dans un immense brasier, menaçant dangereusement ses voisins. Cette réflexion
me fit instinctivement tourner la tête vers la fenêtre de mon mystérieux
voisin. Sans que j'aperçoive autre chose qu'une ombre, la fenêtre
en question se referma brusquement, me laissant observer les fleurs de son balcon,
totalement carbonisées. Je me mis soudain à imaginer, à
croire que mon voisin était à lorigine de cette catastrophe.
Mais un homme ne pouvait pas accomplir cela ! Un homme ? Qui était cet
homme dont je ne connaissait rien ? Peut-être un monstre ignoble... Un
être inconnu de la science et diabolique... Je me sens mal, je perds la
tête... Mon imagination va trop loin, je deviens fou et... et... fou !
Que va-t-il marriver !?
30 janvier. Je reviens dune journée magnifique que jai
passé à Compiègne, loin de tous les soucis et des tourments
quotidiens. Tout laprès-midi, je me suis senti libéré,
détaché de toutes mes responsabilités. Les idées
pour mon roman fusent à nouveau ! Tout ce dont j'avais besoin était
de m'éloigner quelques temps de la pression urbaine... Je m'en suis rendu
compte dès que je suis descendu de voiture. L'air semblait plus frais,
l'herbe plus verte... J'étais ailleurs.
Je venais de manger quand un changement se produisit en moi, une gaieté
et un bien-être inhabituels mhabitaient... Le sentiment bizarre
qui me dévorait, qui ne mavait pas quitté depuis deux semaines
avait disparu !
1er février. J'ai crié victoire trop rapidement... Mon sentiment de tristesse et de mélancolie est revenu plus intense quauparavant. Plus le temps passe, plus je ne peux m'empêcher de soupçonner mon voisin dêtre lauteur de ces incendies ; depuis le premier, deux autres incendies se sont déclarés, toujours dans ma rue. Les infos régionales ont parlé d'un défaut dans les conduites de gaz de la rue et les travaux ont commencé, le bruit des marteaux piqueurs remplaçant celui des automobiles. Je ne peux qu'espérer que leurs efforts ne resteront pas vains et qu'ils mettront un terme à ces catastrophes... Il y a eu des morts... Des gens que j'avais déjà croisé... Et si les pompiers avaient torts ? Si ce n'était pas une fuite de gaz ? Peut-être devrais-je aller voir la police, leur parler de mon voisin ? Non... Pourquoi ferait-il cela ?... Trop de coïncidences...
22 février. Je suis dominé par cette angoisse qui me
poursuit jusquà mes pensées les plus enfouies. Mon roman
a disparu. Lorsque je m'endors, je retrouve les objets à des endroits
différents de ceux où je les avais laissé... Ça
ressemble à ces crises de somnambulismes que j'avais, étant enfant.
Je pense que ce n'est pas grave, même si la possibilité d'effectuer
des actes que je ne ferais pas éveillé, et sans en connaître
consciemment la portée, m'inquiète sérieusement.
Plus préoccupant, j'ai eu plusieurs fois l'envie d'alerter la police,
ou même de me rendre chez mon psychologue
pour leur parler de mon étrange voisin et de l'incendie qui a éclaté
pendant les travaux sur la conduite de gaz, tuant plusieurs ouvriers... Mais
à chaque fois, mes jambes deviennent lourdes et le sommeil m'emporte...
Je... Cest comme si je nétais plus maître de mes agissements...
Je me pose trop de questions et aucune des réponses que je peux y trouver
n'est réconfortante.
*
**
24 février. Je ne sais pas si cest cet autre moi qui my
a poussé ou si cest moi-même, mais jai été
rendre visite à mon voisin... Dans quelle intention ? Discuter avec lui
de ce que j'avais vu ? De ce dont j'avais été le témoin
? Dans le but de le faire avouer ses crimes ? De me battre avec lui ? De le
tuer ? Peu importe. Les souvenirs restent un peu flous dans mon esprit, mais
je sais ce que j'ai vu.
Je me dirigeai vers sa porte, un peu hésitant malgré mon pas,
sûr ; je frappai mais, comme un écho à ma première
visite, la porte n'était pas fermée et elle sentrouvrit
à mon approche. Cette fois, sans grincement. Comme lors de ma venue avec
mon psy, la pièce était rangée, nettoyée et il ne
restait plus aucune trace dun passage humain, pas même les fleurs
brûlées du balcon.
Quand je ressortis, je remarquai que le panneau « A VENDRE »
était remis à l'entrée. Heureux mais toujours curieux,
je demandais au concierge ce quétait devenu l'ancien locataire
mais, sans doute fatigué et troublé par les évènements
qui troublaient notre quotidien, ou tout simplement par l'ascenseur, encore
en panne, il ne dut pas me comprendre car il menvoya paître en me
disant quil ny avait pas eu de locataire depuis plus d'un mois.
Pourtant intrigué, je ninsistais pas.
25 février. Je suis heureux, mon sentiment insolite, inexplicable et irréel a totalement disparu, en même que cette caricature, ce fantôme de voisin. J'ai recommencé mon roman en en changeant un peu l'histoire, dans le but de l'adresser à un public plus adulte. Mais un autre mystère sest insinué dans mon ciel sans nuage ce matin. Lorsque je suis sorti de la douche, en nettoyant la buée traînant sur le miroir, j'ai découvert une drôle de tache rouge sétalant dans mon cou...
© Jules (1998)