I.
Il est essentiel, pour chacun, d'avoir un ami Eskimo. J'ai émis cette
théorie il y a six semaines, alors que j'étais encore en train
de parcourir les verdoyants paysages d'Irlande sous une pluie battante. Un temps
merveilleux, si on considère que le plus beau soleil alterne avec cette
pluie et que les forêts du parc national de Killarney n'en étaient
rendues que plus belles. C'est à cette occasion, revenant d'une longue
marche à travers les bois enchantés du sud du pays que j'étais
surpris par un vent violent et une pluie capricieuse, en manque d'abri pour
me protéger des éléments. Pourtant, je n'étais pas
seul à être pris au dépourvu, un jeune homme de mon âge
d'origine asiatique se promenant à vélo étant lui aussi
soumis à rude épreuve. Allant chacun dans le sens de l'autre,
nous nous rapprochions inexorablement lorsque mon regard fut attiré par
une subtile lueur, sur ma droite. Intrigué, je tournais la tête
pour découvrir, entre deux nuages, un arc-en-ciel magnifique, surplombant
montagnes et lacs du Kerry. Pris d'un étrange élan de mimétisme,
mon compagnon d'infortune tourna lui aussi la tête vers ce qui symbolisait
dans ce pays la présence des leprechaun, étranges lutins aussi
riches que facétieux, et stoppa son vélo. Ne nous tenant plus
qu'à quelques pas l'un de l'autre, nous admirions tous deux l'improvisation
naturelle d'un pays étranger à nos yeux mais familier à
nos curs. Lorsque enfin, nous réussîmes à nous arracher
d'un même mouvement au spectacle de couleurs et de lumières, de
larges sourires éclairaient nos visages. D'un bref signe de tête,
nous nous saluâmes, et chacun continua sa route de son côté.
L'ami Eskimo est cet individu avec qui tout peut être partagé et
avec qui aucune parole n'est nécessaire pour la compréhension
des pensées de l'autre.
C'est sous une pluie froide dautomne que je débarquais à
l'université, si familière à mes yeux et pourtant si froide
à mon cur. Des foules d'étudiants marchaient à mes
côtés, me croisaient, plongés dans leurs pensées
ou dans des discussions enjouées, je nen connaissais aucun et tous
ignoraient mon identité. Être seul au milieu d'une foule... Pour
fêter l'acquisition de mon DEUG, j'étais parti trois semaines pendant
le mois de septembre en Irlande, pays dont je ne maîtrisais la langue
qu'approximativement et où je m'étais pourtant senti bien plus
à l'aise que sur le parvis de cette fac qui m'avait déjà
pris deux ans de ma vie. J'étais ici, pas là-bas, comme ne cessait
de me le répéter la petite voix qui résonnait dans ma tête.
Mais qu'est-ce que je revenais faire ici ? Ces études ne me convenaient
pas, trop de théorie à mon goût, et ne me mèneraient
de toute façon à rien. Je n'avais plus d'ami avec qui partager
les longues heures d'ennuis que constituaient nos interminables cours depuis
que Thibaut était parti, en juillet dernier. Thibaut... Cet éternel
optimiste me manquerait. Était-ce ma conscience qui voulait absolument
me rappeler le doute qui m'avait assailli au moment de quitter l'Irlande ? Tu
aurais dû y rester. J'aurais dû. Mais j'étais là,
devant mon emploi du temps et d'autres étudiants attendaient que je me
pousse pour recopier le leur.
L'année commençait à peine et j'étais déjà
en retard au cours d'anglais. Une heure de retard, l'histoire de ma vie. C'était
le premier jour, que pouvait me donner un cours d'anglais que je n'avais acquis
pendant mes vacances ? Rien ! Je décidais de ne pas y aller et de rentrer
chez moi piquer un somme. Quitter la fac, une sensation agréable. En
partir, croiser tous ces jeunes, hommes ou femmes, qui s'y rendaient, motivés
ou pas, me faisait ressentir un sentiment loin d'être déplaisant,
celui de diriger ma vie et de ne pas juste « suivre ».
Restait un dernier obstacle. Le pont, qui permettait de venir ou de partir de
la fac et menant directement au métro. Un point de passage obligatoire,
gardé par l'être le plus immonde, le plus abject, le plus désespéré
que la société ait créé, le distributeur de journaux
gratuits. Enveloppé dans son parka orange fluo, celui-ci parcourait le
pont, se jetant sur chaque étudiant à sa portée, espérant
se débarrasser d'un peu du poids qu'il était obligé de
porter avant de regagner son chez lui. Slalomant astucieusement entre les gouttes
de pluies, j'espérais pouvoir feinter le gardien du seuil de ma liberté
en attendant qu'il soit accaparé par une autre victime. Mais personne
ne vint et il m'assaillit, malgré toutes mes précautions. Un bref
signe de la tête le dissuada de m'approcher de trop près et il
s'éloigna, déçu et maussade, espérant sans doute
que la journée du lendemain serait meilleure. Et il n'était pas
seul dans ce cas. Mais pour moi, c'était fini. Je venais de passer le
pont.
II.
Un brouillard hivernal était tombé sur le monde telle une vague
immense, effaçant sur son passage certains dessins laissés sur
le sable de la ville. Les voitures n'étaient plus présentes que
par les traînées diffuses que laissaient leurs feux de positions.
Les piétons sortaient de l'obscurité le temps d'un battement de
cils et disparaissaient à nouveau comme aspirés par le temps.
Les bâtiments qui m'entouraient restaient subtilement invisibles même
si, au gré de ma marche, leurs silhouettes massives et rassurantes se
faisaient plus distinctes. Mon attention se détourna soudain de mon environnement
pour s'intéresser momentanément à mes pieds. Le bruit qu'ils
produisaient en frappant tour à tour le sol venait indubitablement de
changer et pour cause, je venais sans m'en rendre compte de faire mes premiers
pas sur le pont menant à l'université. Avec l'impression de quitter
provisoirement la terre pour faire une petite visite au ciel, je traversais
la passerelle surplombant une route recouverte d'une épaisse couche de
brume, comme un immense nuage foulé par mes pas. Sans doute par la force
du jour et du soleil éclatant l'accompagnant, le brouillard commençait
déjà à se faire moins dense, me laissant apercevoir l'architecture
des bâtiments et le campus universitaires. Encore plus qu'à l'accoutumée,
les minces filets de brume qui s'élevaient dans l'atmosphère donnaient
à la structure de l'ancienne abbaye un aspect fantomatique, comme si
ses vitraux, sa nef et sa cour intérieure aux colonnes délabrées
sortaient tout droit d'un lointain passé. Mais les édifices modernes
qui étaient venus s'y adjoindre suffisait à détromper n'importe
quel aveugle, même si la jonction entre les deux époques avait
été adroitement conçue et même si l'architecture
vitrée était assez plaisante dans son genre. Trois hommes aux
brassards orange fluo visibles probablement aussi bien de jour que par nuit
noire choisirent d'attendre que je bifurque vers le bâtiment A pour se
diriger vers moi. Brève et inutile altercation puisqu'il me suffit de
secouer négativement la tête et de brandir ma carte d'étudiant
pour ensuite les voir s'éloigner, leurs matraques battant stupidement
le long de leurs jambes.
12586. La numérotation des salles, propice à faire s'égarer
n'importe quel étudiant de première année et même
certains des suivantes, me ferait toujours rire. Tel un écho à
cette pensée et au sourire qui s'était dessiné sur mes
lèvres, un éclat de rire familier résonna derrière
moi. Thibaut venait d'entrer en scène.
- Guillaume ! Comment tu as fait pour arriver avant moi ? Ça doit bien
faire une heure que je tourne en rond !
Son éternelle pochette rouge sous le bras, il me serra chaleureusement
la main. Il était toujours aussi roux et souriant que lorsqu'il nous
avait quitté, quelques mois auparavant, et n'avait même pas semblé
surpris lorsque j'étais venu le rejoindre. Ne me laissant même
pas le temps de répondre à sa question, il continua à parler,
passant sur le ton de la confidence.
- Tu ne croiras jamais ce que j'ai vu en arrivant... Une des patrouilles est
tombée sur un professeur de lettres et l'a emmené parce qu'il
avait fait une erreur en leur récitant un passage d'Ulysses...
- Ils ont bien fait ! Des professeurs incompétents, c'est bien la dernière
chose dont nous aurions besoin !
L'élève masqué qui était intervenu dans notre discussion
ne s'était pas encore rendu compte de son erreur. Thibaut allait lui
asséner une de ses cyniques répliques dont il gardait jalouseuement
le secret... S'il n'avait été temps de rentrer en classe.
Six heures avaient passé. Sans Thibaut et son entrain, j'aurais préféré
sauter par la fenêtre que d'assister la moitié de ce temps à
un cours à l'intérêt aléatoire. Sauf que la salle
de cours ne possédait pas de fenêtres. Les huit cents autres étudiants
nous éjectèrent au dehors comme un bouchon d'une bouteille de
champagne trop secouée et, après avoir fait quelques pas pour
nous mettre à l'abri, Thibaut se mit à discourir sur la faculté
que pouvait avoir un professeur à devenir invisible dès qu'il
éprouvait la nécessité. Il aurait bien enchaîné
avec une longue diatribe sur leur possession d'autres pouvoirs extraordinaires
si une sonnerie stridente n'avait soudainement retenti dans toute l'université.
Thibaut leva les yeux au ciel.
- Merde, c'est déjà l'heure d'aller aux toilettes ?
Étrange procession que celle de ces gens, de tout âge et sans distinction
de sexe, se pressant vers ce qui était en fait les plus grandes salles
du campus. Le rituel avait été instauré en des temps immémoriaux,
au moment où notre doyen centenaire avait été traversé
par l'idée saugrenue que ça simplifierait bien des choses. Résultat,
chaque jour à heure fixe, nous devions attendre pendant plus d'une demi-heure
pour nous livrer à un besoin naturel dont parfois nous ne ressentions
même pas le besoin. Mais la queue n'était pas le passage le plus
contraignant. Il fallait entrer dans cette salle pour comprendre ce que pouvait
ressentir le bétail un jour d'abattage. La salle était remplie
de minuscules cabines, plus d'une centaine, dans lesquelles on s'enfermait avec
peine, comme si leurs concepteurs avaient pris en compte une taille minimum
et avait négligé tous les utilisateurs qui l'excéderaient.
Mais comme toute chose créé de la façon la plus idiote
qui soit, l'agencement de nos W.C amusait plus que tout Thibaut, qui n'hésitait
pas à les comparer à un palais des glaces sans issue. Notre asservissement
temporaire devenait un véritable jeu lorsqu'il s'agissait de slalomer
entre les portes qui s'ouvraient et qui se refermaient pour entrer ou pour sortir
d'une des cabines. Mais le plus drôle restait encore les inévitables
discussions qui s'entretenaient entre deux, trois ou quatre cabines, que l'on
ne pouvait s'empêchait de surprendre et que Thibaut prenait tant de plaisir
à parasiter. Cette fois-ci, c'était à la discussion anodine
de deux filles à laquelle il décida de se joindre.
- Tu as vu Donat aujourd'hui ? Il n'était pas dans la queue.
- Non, je ne l'ai pas vu. Ni Émilie d'ailleurs.
- Je les ai vu ensemble, tout à l'heure, intervint Thibaut en prenant
une voix fluette. Ils partaient en courant vers la sortie.
- Quoi ? Ensemble ?
Et avant que la voix féminine n'ait pu s'enquérir de l'identité
de son informateur, Thibaut et moi avions gagné silencieusement l'extérieur.
Le brouillard avait laissé place à la chute abondante d'une neige
tenace créant un blizzard pratiquement impénétrable. M'enfouissant
plus profondément dans mon manteau, j'en relevais le col pour empêcher
la neige de s'infiltrer et d'entrer en contact avec ma peau. Thibaut m'imita
mais, plus prévoyant, ajouta à sa panoplie une écharpe
et un bonnet, ne laissant à la merci des éléments que ses
yeux. L'espace qui séparait le bâtiment A du restaurant universitaire
se comptait en quelques centaines de mètres à peine, une distance
à parcourir en deux minutes par temps clair. Mais devant la tempête
qui commençait à déchaîner ses foudres devant nous,
l'hésitation était grande.
- Tu crois que ça vaut vraiment le coup ?
Je dus faire répéter à Thibaut sa phrase par trois fois
avant de la comprendre. Mais je ne savais pas moi-même si notre périple
trouverait vraiment une justification quelconque, même si mon estomac,
lui et ses gargouillements, en était certain. Me préparant au
plus grand choc thermique de ma vie, je fis un grand geste de la main à
mon ami pour lui donner le signal du départ. Ce fut l'occasion de me
retourner un instant pour constater que plusieurs dizaines d'étudiants
se tenaient derrière nous, appréhendant le froid qui régnait
au dehors et préférant sans doute attendre notre retour.
Le fonctionnement du restaurant universitaire n'avait rien de démocratique,
rien de dictatorial non plus d'ailleurs. C'était l'anarchie complète.
Son personnel décidait chaque jour individuellement si le déplacement
était nécessaire, et certains étaient devenus de véritables
bookmakers en prenant régulièrement les paris quant à son
ouverture. Il était arrivé que quelques audacieux gagnent de quoi
arrêter leurs études en osant prétendre que notre restaurant
universitaire se trouverait ouvert en milieu de semaine.
Progressant avec difficulté dans l'épaisse couche de neige qui
recouvrait déjà le sol, j'essayais tant bien que mal de suivre
l'ombre de Thibaut, se taillant quelques mètres devant moi un chemin
à travers les soudaines bourrasques de vent qui venaient nous chatouiller
les flancs. Heureusement, notre odyssée prit fin à notre arrivée
devant l'imposant bâtiment ayant pour fonction de nous nourrir et dont
les portes étaient protégées par de solides grilles de
métal, nous signifiant sans détour que notre repas nous attendait
quelque part, ailleurs, mais pas ici. Thibaut se retourna vers moi et je lus
dans la seule partie de son visage encore visible qu'il était exaspéré,
presque désespéré. Car il n'y avait qu'une seule alternative.
- Tu te rappelles, toi, comment il faut faire pour aller jusqu'au fourgon ?
Bien sûr que je m'en souvenais, comment l'oublier alors que nous nous
y rendions trois jours sur quatre ? Non, le vrai mystère était
de savoir si ce chemin serait aussi facilement reconnaissable une fois emprunté
au milieu d'une tempête de neige. Le fourgon en question était
en fait une camionnette de ravitaillement dont le chauffeur n'avait pas eu la
présence d'esprit d'éviter les mines placées autour du
campus à titre purement préventif. Résultat, après
une série d'explosions spectaculaire, son véhicule avait dévalé
la pente de la butte aux castors et s'était arrêté aux abords
du lac attenant à la fac, juste pour y tremper son nez.
Serait-ce à cause du grand manteau blanc qui avait recouvert chaque fragment
du campus, il me sembla que nous atteignîmes notre garde-manger en un
clignement de paupière. La neige nous avait finalement laissé
tranquilles et, tandis que j'essayais de ramasser le peu de bois sec que la
neige avait épargné, Thibaut appuya son pied sur le pare-chocs
du fourgon en faisant appel à toutes ses forces pour en ouvrir la porte
que le gel tenait fermée. Ses efforts portèrent leurs fruits et,
un instant plus tard, ayant réussis à allumer un feu pour nous
réchauffer sous le couvert des bois environnants, nous entamions les
sandwichs trouvés dans la camionnette.
- Tu sais, il faudra bientôt trouver une autre solution... Ces réserves
ne seront pas éternelles.
- Non, ce n'est pas comme cette neige.
Il venait de glisser sur une plaque de glace et préférant éviter
tout contact supplémentaire avec la neige, s'assit prudemment sur une
pierre. J'en profitais pour admirer le calme qui nous entourait. Silence, beauté
du paysage. Et nous n'étions qu'à quelques centaines de mètres
de nos cours.
- Tu sais, je n'aurais jamais cru qu'on se retrouverait ici...
Mon ami me considéra d'un oeil amusé.
- Une fac sous haute surveillance, un climat impétueux, des cours sans
queue ni tête... Moi non plus.
- Les cours ne sont pas si mal...
- Avec ce qui entoure la fac, les équipes de surveillance, la menace
de se retrouver aux oubliettes au moindre faux pas, le temps glacial, tout ce
que tu retiens, ce sont les cours ? Tu m'étonneras toujours.
Thibaut
se mit à rire jusqu'à s'étouffer avec son sandwich. Je
l'observais un instant. Emmitouflé comme il l'était, avec son
bonnet, son écharpe, ses gants... On aurait cru voir un eskimo.
III.
J'émergeais doucement du sommeil dans la tiédeur de mon lit,
dans les ténèbres de ma chambre, seulement troublé par
un rayon de soleil que les volets n'avaient pas réussi à stopper.
C'était la première fois que je rêvais de Thibaut depuis
son cancer, depuis sa mort. Y réfléchir, avant d'oublier. Je me
redressais sur mon oreiller et me massais les tempes. C'était mon retour
à l'université la cause de ce songe, rien de plus. Je n'avais
aucunement l'habitude de voir en mes aventures nocturnes autre chose que des
délires dénués de sens, et c'était probablement
ce qu'était le rêve dont je venais de sortir. Et pourtant... Thibaut
avait été là, nous avions parlé... De quoi avions-nous
discuté ? De la fac ? Je souris en me rappelant exactement ce qu'avait
voulu me dire mon inconscient en prenant les traits de mon ami disparu.
Malgré tous les inconvénients qui peuvent l'accompagner, tu vas
à l'université pour les cours, ce sont eux qui sont importants.
Et tant pis si ce n'est pas agréable, pense au futur.
Conscient de sa maladie, Thibaut avait été jusqu'au bout de sa
deuxième année, tenant absolument à obtenir son DEUG, envers
et contre tous. Et il avait réussi. Je venais d'entreprendre la troisième
année, je n'allais pas abandonner sous prétexte d'une subite mélancolie
! Je devais continuer, ne serait-ce qu'en sa mémoire, sinon pour moi
et pour ce que cela pourrait encore m'apporter.
Je me levais enfin, certain que, s'il pleuvait, s'il neigeait, si le monde était
soudain empli d'eskimos, le ciel serait illuminé par un arc-en-ciel.
© Jules (2005)