I.
Le vrombissement des turbines se fit soudainement entendre. Rien dinhabituel.
Chaque jour, à la même heure, à la même seconde, lénorme
régulateur de température se mettait en route. Et chaque jour,
ce bruit surprenait Elwood alors quil rentrait paisiblement chez lui.
Ça le rendait toujours nerveux. Comme chaque soir, il se mit inconsciemment
à marcher un peu plus vite, en pensant quil serait bientôt
de retour chez lui. Il croisa des enfants, jouant bruyamment juste à
côté de la centrale. Quels étaient les parents inconscients
qui laissaient leurs enfants jouer à côté de quelque chose
daussi dangereux ? Jack, son frère, lui aurait probablement répondu
que ce nétait pas si dangereux, et quun tremblement de terre
aurait pu secouer la cité entière sans que la centrale ne connaisse
le moindre problème. Cette nuit allait lui donner tort.
La cité Belokan existait depuis plus longtemps quaucun de ses habitants
ne pouvait se le souvenir. Cest comme si elle avait toujours été.
Pourtant, elle était loin dêtre à limage des
anciennes villes occidentales. Depuis on ne sait quelle catastrophe, tous les
habitants de la région sétaient massés à lintérieur
dun immense globe de verre, et y avaient reconstruit une cité identique
à celles préexistantes. Depuis lors, ils vivaient en autarcie
complète, sans avoir jamais aucun contact avec lextérieur,
ce qui était de toute façon formellement interdit par la loi.
Ce choix était expliqué par le gouvernement comme ayant pour but
de protéger les habitants des retombées potentielles, au dehors.
Mais certaines rumeurs circulaient, développant lhypothèse
que personne ne connaissait de sortie au globe de verre. Ils étaient
enfermés, prisonniers. Peu croyait en cette théorie. Plus jeune,
Elwood sétait souvent interrogé sur ce à quoi pouvait
réellement ressembler lextérieur. Le globe de verre était
si épais quil était impossible de distinguer la moindre
parcelle de terrain. Mais la cité était si parfaite et si prospère
quen vieillissant, il avait appris à oublier sa curiosité.
Cette perfection avait dailleurs donné le seul mouvement de révolte
connu dans lhistoire de Belokan. Un groupe dextrémiste avait
demandé un jour des comptes au gouvernement, des études sur les
conditions de travail pour la production de nourriture. Le gouvernement avait
refusé, sans fournir dexplications. Au-delà de la question
existentielle qui avait formé ce groupe au départ, une nouvelle
interrogation naquit : qui étaient les personnes qui, chaque jour,
récoltaient la nourriture qui alimentait la ville ? Au cours dune
manifestation plus ou moins agressive, tous les partisans du groupe furent massacrés.
Et encore une fois, on oublia bien vite cette partie de lhistoire de la
cité, une de ses pages les moins glorieuses.
La porte claqua. Elwood resta un instant immobile, dos à celle-ci. Une
autre journée se terminait. Cette façon se voir passer le temps,
comme sil sécoulait de plus en plus vite, était toute
récente. Qui est-ce qui lui avait dit que cétait un signe
précurseur dune mort prochaine ? Sans doute Jack. Lui et son
humour macabre
Une secousse ébranla soudain tout limmeuble,
projetant Elwood par terre avec toute la force qui caractérise la gravité.
Sa tête heurta durement le sol, ce qui létourdit un instant.
Des aliments roulèrent dans toute la pièce et Elwood paniqua.
Que se passerait-il si limmeuble ne résistait pas à la vibration ?
Aussi soudainement que ça avait commencé, tout sarrêta.
Elwood se remit debout, observa rapidement les dégâts, qui nétaient
finalement que superficiels, et sortit de chez lui. Dautres faisaient
exactement comme lui, et une foule samassa bientôt dans la rue.
Aussi loin que pouvait remonter sa mémoire, Elwood navait jamais
entendu parler du moindre tremblement de terre à Belokan. Cest
à peine sil avait su ce à quoi ça rassemblait jusquà
ce soir-là. Il fit quelques pas à travers la masse de curieux
et saperçut que tous regardaient vers le ciel. Bien entendu, on
ne pouvait apercevoir le ciel à travers le globe mais
Un brusque
rayon de lumière frappa la cité et séteint aussitôt,
ne laissant en suspens que le cri de surprise que certains habitants avaient
poussés. Un rayon de soleil en pleine nuit ? Avant quElwood
puisse réellement sinterroger sur la probabilité dune
telle chose, un second rayon frappa la ville. Une lumière crue, déformée
par le globe. Non, ce nétait pas le soleil. La foule resta une
minute silencieuse, attendant un nouveau rayon pour comprendre le phénomène,
mais rien ne vint. Alors que les discussions reprenaient peu à peu, un
coup de tonnerre assourdissant se fit tout à coup entendre au dehors,
et des immenses morceaux de verres se détachèrent du globe, pour
venir sécraser au milieu de la foule, faisant des dizaines de blessés.
Les survivants saffolèrent, séloignèrent dans
tous les sens, courant, criant, pleurant. Elwood était parmi ceux-là.
II.
Personne ne sut exactement combien de temps il fallut pour que la situation
revienne à la normale. En effet, le seul marqueur de temps que la ville
avait gardé, cétait le passage du soleil pour chaque journée.
Et ce matin-là, le soleil ne se leva pas. La liste des dégâts
que le séisme et la foudre avaient causés furent rapidement établis :
le régulateur de température de la cité avait été
touché. La théorie de la foudre était dailleurs très
discutée dans les milieux hauts placés. Belokan navait jamais
connu dorage de son existence. La moindre parcelle dinformation
traversait la ville à une vitesse étonnante, preuve que tous ses
habitants attendaient une explication à lévénement
de la nuit. Mais, à par quelques rumeurs, rien. Le gouvernement restait
muet. Intriguées, de plus en plus de personnes décidèrent
de rester devant son siège jusquà ce quune déclaration
soit faite. Elwood, peu prompte aux rassemblements, fut lun des derniers
à venir attendre devant le bâtiment. La foule était dune
taille considérable, comme si toute la ville sétait soudain
concentrée en ce point précis. Enfin, un petit individu grisâtre
sortit du bâtiment. Le silence se fit dans lensemble de la rue,
le monde était subitement devenu muet. Il fit une déclaration
interminable, annonçant entre autres la liste des dégâts
et la liste des disparus. Mais ce qui fit le plus deffets dans lassistance
fut lannonce de la panne du système de régulation de la
cité. Manifestement, la centrale avait toujours marché depuis
la création de la cité, et personne ne savait comment elle marchait,
ni comment la réparer en cas dincident. Une clameur de peur monta
de la foule. Comment allaient-ils survivre sans systèmes vitaux ?
Le fonctionnaire dit quelques mots de manière à rassurer les plus
paniqué et annonça la création dun corps expéditionnaire
qui serait chargé de sortir au dehors pour trouver le moindre indice
permettant de restaurer le système de régulation. A peine avait-il
fini sa phrase quun mouvement seffectua dans la foule, des personnes
partant en courant, se bousculant sans raison, chacun parlant à son voisin.
Elwood, lui, ne parlait pas. Ses vieux démons sétaient réveillés
dès que le délégué avait fini son discours. Voir
lextérieur
A peine quelques heures après lannonce de sa création, le
corps expéditionnaire était créé. La sélection
des hypothétiques volontaires avait été plus facile que
ce que le gouvernement avait initialement prévu, peu de candidats sétant
présentés pour cette mission plutôt périlleuse. Ils
étaient douze, dont Elwood, aucun ne se connaissant entre eux. Le seul
point commun quElwood avait pu trouver entre eux, cest quaucun
ne possédait de famille. Détail inquiétant. Le même
fonctionnaire qui avait discouru devant la foule les briefa rapidement. Il ny
avait pas de plan défini, le gouvernement nayant manifestement
pas la moindre idée, comme le reste de la population, de ce qui pourrait
les attendre au dehors du globe de verre. La seule directive était de
trouver toute aide disponible pour la survie de la cité. Sans plus attendre,
ils partirent. Un guide leur avait été assigné pour les
mener jusquà une des mystérieuses sorties du globe, et celui-ci
ne leur adressa pas la moindre parole. Leur marche sembla durer une éternité,
tant Elwood était pressé darriver enfin à satisfaire
son obsession de jeunesse. Il les mena à travers de longs tunnels sans
lumière, ne possédant que leurs yeux et leurs sens de lorientation
pour trouver leur chemin dans un dédale de souterrains sans fin. Enfin,
ils arrivèrent dans un des niveaux supérieurs de Belokan. Un vent
frais venait de la fin du tunnel, baignée dans une lumière claire.
Lexpédition marcha jusquà lorigine du vent et
de la lumière, une des parois du globe. Celle-ci était fissurée,
et un grand éclat manquait. Elwood jeta un regard par-dessus lune
des passerelles temporaires qui avaient été disposés à
cet endroit et il se rendit compte que cétait précisément
ce fragment de globe manquant qui sétait écrasés
à quelques mètres de lui, la nuit précédente. Le
guide leur désigna louverture grossièrement taillée,
qui devait avoir trois individus mis lun sur lautre de diamètre,
et disparu discrètement. Les membres de lexpédition se tenaient
tous devant louverture, attendant que lun deux fasse le premier
pas. Elwood restait planté devant le passage, incapable desquisser
le plus petit mouvement. Ça avait un de ses rêves denfants
Quest-ce qui lattendait de lautre côté ?
Le doute lassaillit un instant. Le doute
Cest ce qui avait
tué Jack. Elwood fut pris dun soudain élan et passa à
travers louverture. Et tomba. Une chute quil crut un instant sans
fin, jusquà ce quil rejoigne le sol de nouveau, brusquement.
Il se releva péniblement mais était encore entier et capable de
se tenir debout. Un de ses compagnons tomba à quelques mètres
de lui. Puis un autre. Bientôt, ils étaient de nouveau douze, tous
plus ou moins indemnes, et toujours déterminés. De leur succès
dépendait la cité.
La journée était de nouveau passée plus vite quil
ne sy était attendu. Ils avaient marché dans la direction
qui leur semblait la moins hasardeuse, mais sans rencontrer le moindre individu,
ou même le moindre vestige dune ancienne cité. Ils sapprêtaient
à sarrêter pour la nuit quand un bruit leur parvint, par
de-là une colline. La surprise, après une journée sans
la moindre rencontre, les assaillit tout dabord. Puis la curiosité,
et la peur enfin. Elwood, qui avait implicitement pris la tête du groupe
depuis le passage du globe, mit fin aux hypothèses de ses compagnons
et les décida à aller voir ce qui avait causé le bruit
qui les avait surpris. Ils atteignirent rapidement lautre côté
de la colline, laissèrent un temps vagabonder leurs regards sur le paysage
environnants, cherchant la source du bruit, et stoppèrent net tout mouvement
lorsquils leurent finalement trouvé. Ils étaient terrifiés.
Au loin se tenait un individu immense, un véritable monstre qui sélevait
aussi haut que la centrale de Belokan, et qui ne possédait quun
seul il. Malgré ce détail, celui-ci ne tarda pas à
les apercevoir et vint à eux en quelques enjambées.
- Ô Étrangers, qui êtes-vous ?
- Nous faisons partis dun corps expéditionnaire venu de la cité
Belokan, répondit fièrement Elwood.
- Où est donc cette cité ? Est-ce loin ou près, que
je sache ?
Les compagnons dElwood étaient pétrifiés, et lidée
que le géant ne les oblige à lui montrer le chemin de leur cité
ne les rassura point. Elwood préféra jouer la carte de la prudence.
- Nous nous sommes malheureusement perdus, et navons aucun endroit où
nous reposer. Nous offres-tu lhospitalité en ces lieux ?
Le monstre resta ainsi, sans dire un mot, mais se rua sur deux des compagnons
dElwood et les écrasa contre terre comme des petits chiens. Les
coupant membre à membre, il prépara son repas, tandis que le reste
de lexpédition restait sans bouger, la peur les tenant immobiles
en face de cette chose affreuse, et le désespoir envahit leurs âmes.
La nuit était maintenant bien avancée et le monstre, sans attacher
la moindre importance au reste de ses hôtes, sendormit sur le flanc
de la colline. Les camarades dElwood le prièrent de partir sans
attendre, de fuir dans une autre contrée et de laisser là cette
monstruosité. Mais celui-ci ne lentendait pas ainsi et voulait
venger ses deux compagnons. Avisant un énorme tronc darbre qui
reposait à quelques pas de lui, il convint les autres de laider
à le tailler et à le porter jusquau monstre. Ayant saisi
l'épieu aigu par le bout, ils l'enfoncèrent dans lil
du monstre, jusquà ce quil hurle horriblement, et que les
rochers en retentissent. Et ils senfuirent, épouvantés.
- Qui est l'insolent qui ose mattaquer par ruse, et non par force ?
- Mon nom est Personne, cria Elwood en séloignant avec ses compagnons.
Retiens cette leçon et ne croise plus jamais mon chemin.
Le corps expéditionnaire pressa soudain le pas, devant les cris de rage
du monstre.
- Je te poursuivrais, Personne ! Et à tous ceux que je rencontrerais,
je dirais ceci : il ne faut jamais faire confiance à Personne !
Ses hurlements de douleurs et de rage disparurent finalement dans lobscurité,
à mesure que le groupe avançait dans un paysage des plus étranges.
Une herbe violette poussait abondamment mais était pourtant taillée,
comme si elle était patiemment entretenue, quotidiennement. Pourtant,
pas une âme ne se manifestait aux alentours. Elwood était tenté
de marcher toute la nuit pour mettre le plus de distance possible entre lui
et le monstre quils venaient à peine de quitter, mais il dût
finalement céder devant les plaintes de ses compagnons, prêts à
tomber de fatigue. Mais une fois encore, à peine sétaient-ils
arrêtés quune nouvelle monstruosité apparut. Un immense
animal à la peau rosâtre se mit à foncer sur eux, sans raison
apparente. Le groupe se dispersa dans tous les sens, chacun ne pensant plus
maintenant quà sauver sa propre vie. Les camarades dElwood
se firent écraser par la bête, un à un. Bientôt, il
fut le seul survivant, courant dans tous les sens, changeant à chaque
instant de direction dans lespoir de semer lanimal. Mais cétait
peine perdue. Sa folle course lavait mené dans un cul de sac, sans
aucune possibilité de fuite. Dans un dernier sursaut de courage, Elwood
se retourna pour faire face à son destin, monta sur une plate-forme métallique
qui était posée à même le sol, et attendit vaillamment
son triste sort.
III.
Le policier écarta la fourmi dun revers de la manche et pris
précautionneusement la montre entre son pouce et son index. Avec prudence,
il savança vers son supérieur direct, le vieux mais toujours
vif inspecteur Arbogast.
- Chef, regardez, je viens de trouver cette montre
- Où ça ?
- Par terre, dans le coin, là-bas, à côté du vivarium
de fourmis.
Linspecteur sortit une pince de sa poche et pris la montre. Il lobserva
attentivement, remarqua que son cadran était brisé et indiquait
lheure présumée du meurtre. Il mit lobjet dans un
sachet hermétique et le remis à son collègue.
- Portez ça au labo. Demandez au légiste quon vérifie
si le cadavre portait bien une montre, juste au cas où ce serait la sienne.
Le policier salua et sexécuta. Il sarrêta cependant,
juste avant de passer la porte de lappartement et se retourna vers son
supérieur.
- Nempêche, chef
Vous vous rendez compte ?
- Quoi ? Fit celui-ci, excédé.
- Si cette montre est bien celle du meurtrier
ça voudrait dire
que le fin mot de cette affaire serait venu à nous grâce à
des fourmis
- Cest complètement ridicule, Sanchez. On aurait fini par mettre
la main dessus, de toute façon.
Sanchez acquiesça dun air sceptique, tourna les talons, et referma
la porte.
© Jules (2004)