Détective Improviste © Jules (2004)

I.

Le vrombissement des turbines se fit soudainement entendre. Rien d’inhabituel. Chaque jour, à la même heure, à la même seconde, l’énorme régulateur de température se mettait en route. Et chaque jour, ce bruit surprenait Elwood alors qu’il rentrait paisiblement chez lui. Ça le rendait toujours nerveux. Comme chaque soir, il se mit inconsciemment à marcher un peu plus vite, en pensant qu’il serait bientôt de retour chez lui. Il croisa des enfants, jouant bruyamment juste à côté de la centrale. Quels étaient les parents inconscients qui laissaient leurs enfants jouer à côté de quelque chose d’aussi dangereux ? Jack, son frère, lui aurait probablement répondu que ce n’était pas si dangereux, et qu’un tremblement de terre aurait pu secouer la cité entière sans que la centrale ne connaisse le moindre problème. Cette nuit allait lui donner tort.
La cité Belokan existait depuis plus longtemps qu’aucun de ses habitants ne pouvait se le souvenir. C’est comme si elle avait toujours été. Pourtant, elle était loin d’être à l’image des anciennes villes occidentales. Depuis on ne sait quelle catastrophe, tous les habitants de la région s’étaient massés à l’intérieur d’un immense globe de verre, et y avaient reconstruit une cité identique à celles préexistantes. Depuis lors, ils vivaient en autarcie complète, sans avoir jamais aucun contact avec l’extérieur, ce qui était de toute façon formellement interdit par la loi. Ce choix était expliqué par le gouvernement comme ayant pour but de protéger les habitants des retombées potentielles, au dehors. Mais certaines rumeurs circulaient, développant l’hypothèse que personne ne connaissait de sortie au globe de verre. Ils étaient enfermés, prisonniers. Peu croyait en cette théorie. Plus jeune, Elwood s’était souvent interrogé sur ce à quoi pouvait réellement ressembler l’extérieur. Le globe de verre était si épais qu’il était impossible de distinguer la moindre parcelle de terrain. Mais la cité était si parfaite et si prospère qu’en vieillissant, il avait appris à oublier sa curiosité. Cette perfection avait d’ailleurs donné le seul mouvement de révolte connu dans l’histoire de Belokan. Un groupe d’extrémiste avait demandé un jour des comptes au gouvernement, des études sur les conditions de travail pour la production de nourriture. Le gouvernement avait refusé, sans fournir d’explications. Au-delà de la question existentielle qui avait formé ce groupe au départ, une nouvelle interrogation naquit : qui étaient les personnes qui, chaque jour, récoltaient la nourriture qui alimentait la ville ? Au cours d’une manifestation plus ou moins agressive, tous les partisans du groupe furent massacrés. Et encore une fois, on oublia bien vite cette partie de l’histoire de la cité, une de ses pages les moins glorieuses.
La porte claqua. Elwood resta un instant immobile, dos à celle-ci. Une autre journée se terminait. Cette façon se voir passer le temps, comme s’il s’écoulait de plus en plus vite, était toute récente. Qui est-ce qui lui avait dit que c’était un signe précurseur d’une mort prochaine ? Sans doute Jack. Lui et son humour macabre… Une secousse ébranla soudain tout l’immeuble, projetant Elwood par terre avec toute la force qui caractérise la gravité. Sa tête heurta durement le sol, ce qui l’étourdit un instant. Des aliments roulèrent dans toute la pièce et Elwood paniqua. Que se passerait-il si l’immeuble ne résistait pas à la vibration ? Aussi soudainement que ça avait commencé, tout s’arrêta. Elwood se remit debout, observa rapidement les dégâts, qui n’étaient finalement que superficiels, et sortit de chez lui. D’autres faisaient exactement comme lui, et une foule s’amassa bientôt dans la rue. Aussi loin que pouvait remonter sa mémoire, Elwood n’avait jamais entendu parler du moindre tremblement de terre à Belokan. C’est à peine s’il avait su ce à quoi ça rassemblait jusqu’à ce soir-là. Il fit quelques pas à travers la masse de curieux et s’aperçut que tous regardaient vers le ciel. Bien entendu, on ne pouvait apercevoir le ciel à travers le globe mais… Un brusque rayon de lumière frappa la cité et s’éteint aussitôt, ne laissant en suspens que le cri de surprise que certains habitants avaient poussés. Un rayon de soleil en pleine nuit ? Avant qu’Elwood puisse réellement s’interroger sur la probabilité d’une telle chose, un second rayon frappa la ville. Une lumière crue, déformée par le globe. Non, ce n’était pas le soleil. La foule resta une minute silencieuse, attendant un nouveau rayon pour comprendre le phénomène, mais rien ne vint. Alors que les discussions reprenaient peu à peu, un coup de tonnerre assourdissant se fit tout à coup entendre au dehors, et des immenses morceaux de verres se détachèrent du globe, pour venir s’écraser au milieu de la foule, faisant des dizaines de blessés. Les survivants s’affolèrent, s’éloignèrent dans tous les sens, courant, criant, pleurant. Elwood était parmi ceux-là.

II.

Personne ne sut exactement combien de temps il fallut pour que la situation revienne à la normale. En effet, le seul marqueur de temps que la ville avait gardé, c’était le passage du soleil pour chaque journée. Et ce matin-là, le soleil ne se leva pas. La liste des dégâts que le séisme et la foudre avaient causés furent rapidement établis : le régulateur de température de la cité avait été touché. La théorie de la foudre était d’ailleurs très discutée dans les milieux hauts placés. Belokan n’avait jamais connu d’orage de son existence. La moindre parcelle d’information traversait la ville à une vitesse étonnante, preuve que tous ses habitants attendaient une explication à l’événement de la nuit. Mais, à par quelques rumeurs, rien. Le gouvernement restait muet. Intriguées, de plus en plus de personnes décidèrent de rester devant son siège jusqu’à ce qu’une déclaration soit faite. Elwood, peu prompte aux rassemblements, fut l’un des derniers à venir attendre devant le bâtiment. La foule était d’une taille considérable, comme si toute la ville s’était soudain concentrée en ce point précis. Enfin, un petit individu grisâtre sortit du bâtiment. Le silence se fit dans l’ensemble de la rue, le monde était subitement devenu muet. Il fit une déclaration interminable, annonçant entre autres la liste des dégâts et la liste des disparus. Mais ce qui fit le plus d’effets dans l’assistance fut l’annonce de la panne du système de régulation de la cité. Manifestement, la centrale avait toujours marché depuis la création de la cité, et personne ne savait comment elle marchait, ni comment la réparer en cas d’incident. Une clameur de peur monta de la foule. Comment allaient-ils survivre sans systèmes vitaux ? Le fonctionnaire dit quelques mots de manière à rassurer les plus paniqué et annonça la création d’un corps expéditionnaire qui serait chargé de sortir au dehors pour trouver le moindre indice permettant de restaurer le système de régulation. A peine avait-il fini sa phrase qu’un mouvement s’effectua dans la foule, des personnes partant en courant, se bousculant sans raison, chacun parlant à son voisin. Elwood, lui, ne parlait pas. Ses vieux démons s’étaient réveillés dès que le délégué avait fini son discours. Voir l’extérieur…
A peine quelques heures après l’annonce de sa création, le corps expéditionnaire était créé. La sélection des hypothétiques volontaires avait été plus facile que ce que le gouvernement avait initialement prévu, peu de candidats s’étant présentés pour cette mission plutôt périlleuse. Ils étaient douze, dont Elwood, aucun ne se connaissant entre eux. Le seul point commun qu’Elwood avait pu trouver entre eux, c’est qu’aucun ne possédait de famille. Détail inquiétant. Le même fonctionnaire qui avait discouru devant la foule les briefa rapidement. Il n’y avait pas de plan défini, le gouvernement n’ayant manifestement pas la moindre idée, comme le reste de la population, de ce qui pourrait les attendre au dehors du globe de verre. La seule directive était de trouver toute aide disponible pour la survie de la cité. Sans plus attendre, ils partirent. Un guide leur avait été assigné pour les mener jusqu’à une des mystérieuses sorties du globe, et celui-ci ne leur adressa pas la moindre parole. Leur marche sembla durer une éternité, tant Elwood était pressé d’arriver enfin à satisfaire son obsession de jeunesse. Il les mena à travers de longs tunnels sans lumière, ne possédant que leurs yeux et leurs sens de l’orientation pour trouver leur chemin dans un dédale de souterrains sans fin. Enfin, ils arrivèrent dans un des niveaux supérieurs de Belokan. Un vent frais venait de la fin du tunnel, baignée dans une lumière claire. L’expédition marcha jusqu’à l’origine du vent et de la lumière, une des parois du globe. Celle-ci était fissurée, et un grand éclat manquait. Elwood jeta un regard par-dessus l’une des passerelles temporaires qui avaient été disposés à cet endroit et il se rendit compte que c’était précisément ce fragment de globe manquant qui s’était écrasés à quelques mètres de lui, la nuit précédente. Le guide leur désigna l’ouverture grossièrement taillée, qui devait avoir trois individus mis l’un sur l’autre de diamètre, et disparu discrètement. Les membres de l’expédition se tenaient tous devant l’ouverture, attendant que l’un d’eux fasse le premier pas. Elwood restait planté devant le passage, incapable d’esquisser le plus petit mouvement. Ça avait un de ses rêves d’enfants… Qu’est-ce qui l’attendait de l’autre côté ? Le doute l’assaillit un instant. Le doute… C’est ce qui avait tué Jack. Elwood fut pris d’un soudain élan et passa à travers l’ouverture. Et tomba. Une chute qu’il crut un instant sans fin, jusqu’à ce qu’il rejoigne le sol de nouveau, brusquement. Il se releva péniblement mais était encore entier et capable de se tenir debout. Un de ses compagnons tomba à quelques mètres de lui. Puis un autre. Bientôt, ils étaient de nouveau douze, tous plus ou moins indemnes, et toujours déterminés. De leur succès dépendait la cité.
La journée était de nouveau passée plus vite qu’il ne s’y était attendu. Ils avaient marché dans la direction qui leur semblait la moins hasardeuse, mais sans rencontrer le moindre individu, ou même le moindre vestige d’une ancienne cité. Ils s’apprêtaient à s’arrêter pour la nuit quand un bruit leur parvint, par de-là une colline. La surprise, après une journée sans la moindre rencontre, les assaillit tout d’abord. Puis la curiosité, et la peur enfin. Elwood, qui avait implicitement pris la tête du groupe depuis le passage du globe, mit fin aux hypothèses de ses compagnons et les décida à aller voir ce qui avait causé le bruit qui les avait surpris. Ils atteignirent rapidement l’autre côté de la colline, laissèrent un temps vagabonder leurs regards sur le paysage environnants, cherchant la source du bruit, et stoppèrent net tout mouvement lorsqu’ils l’eurent finalement trouvé. Ils étaient terrifiés. Au loin se tenait un individu immense, un véritable monstre qui s’élevait aussi haut que la centrale de Belokan, et qui ne possédait qu’un seul œil. Malgré ce détail, celui-ci ne tarda pas à les apercevoir et vint à eux en quelques enjambées.
- Ô Étrangers, qui êtes-vous ?
- Nous faisons partis d’un corps expéditionnaire venu de la cité Belokan, répondit fièrement Elwood.
- Où est donc cette cité ? Est-ce loin ou près, que je sache ?
Les compagnons d’Elwood étaient pétrifiés, et l’idée que le géant ne les oblige à lui montrer le chemin de leur cité ne les rassura point. Elwood préféra jouer la carte de la prudence.
- Nous nous sommes malheureusement perdus, et n’avons aucun endroit où nous reposer. Nous offres-tu l’hospitalité en ces lieux ?
Le monstre resta ainsi, sans dire un mot, mais se rua sur deux des compagnons d’Elwood et les écrasa contre terre comme des petits chiens. Les coupant membre à membre, il prépara son repas, tandis que le reste de l’expédition restait sans bouger, la peur les tenant immobiles en face de cette chose affreuse, et le désespoir envahit leurs âmes. La nuit était maintenant bien avancée et le monstre, sans attacher la moindre importance au reste de ses hôtes, s’endormit sur le flanc de la colline. Les camarades d’Elwood le prièrent de partir sans attendre, de fuir dans une autre contrée et de laisser là cette monstruosité. Mais celui-ci ne l’entendait pas ainsi et voulait venger ses deux compagnons. Avisant un énorme tronc d’arbre qui reposait à quelques pas de lui, il convint les autres de l’aider à le tailler et à le porter jusqu’au monstre. Ayant saisi l'épieu aigu par le bout, ils l'enfoncèrent dans l’œil du monstre, jusqu’à ce qu’il hurle horriblement, et que les rochers en retentissent. Et ils s’enfuirent, épouvantés.
- Qui est l'insolent qui ose m’attaquer par ruse, et non par force ?
- Mon nom est Personne, cria Elwood en s’éloignant avec ses compagnons. Retiens cette leçon et ne croise plus jamais mon chemin.
Le corps expéditionnaire pressa soudain le pas, devant les cris de rage du monstre.
- Je te poursuivrais, Personne ! Et à tous ceux que je rencontrerais, je dirais ceci : il ne faut jamais faire confiance à Personne !
Ses hurlements de douleurs et de rage disparurent finalement dans l’obscurité, à mesure que le groupe avançait dans un paysage des plus étranges.
Une herbe violette poussait abondamment mais était pourtant taillée, comme si elle était patiemment entretenue, quotidiennement. Pourtant, pas une âme ne se manifestait aux alentours. Elwood était tenté de marcher toute la nuit pour mettre le plus de distance possible entre lui et le monstre qu’ils venaient à peine de quitter, mais il dût finalement céder devant les plaintes de ses compagnons, prêts à tomber de fatigue. Mais une fois encore, à peine s’étaient-ils arrêtés qu’une nouvelle monstruosité apparut. Un immense animal à la peau rosâtre se mit à foncer sur eux, sans raison apparente. Le groupe se dispersa dans tous les sens, chacun ne pensant plus maintenant qu’à sauver sa propre vie. Les camarades d’Elwood se firent écraser par la bête, un à un. Bientôt, il fut le seul survivant, courant dans tous les sens, changeant à chaque instant de direction dans l’espoir de semer l’animal. Mais c’était peine perdue. Sa folle course l’avait mené dans un cul de sac, sans aucune possibilité de fuite. Dans un dernier sursaut de courage, Elwood se retourna pour faire face à son destin, monta sur une plate-forme métallique qui était posée à même le sol, et attendit vaillamment son triste sort.

III.

Le policier écarta la fourmi d’un revers de la manche et pris précautionneusement la montre entre son pouce et son index. Avec prudence, il s’avança vers son supérieur direct, le vieux mais toujours vif inspecteur Arbogast.
- Chef, regardez, je viens de trouver cette montre…
- Où ça ?
- Par terre, dans le coin, là-bas, à côté du vivarium de fourmis.
L’inspecteur sortit une pince de sa poche et pris la montre. Il l’observa attentivement, remarqua que son cadran était brisé et indiquait l’heure présumée du meurtre. Il mit l’objet dans un sachet hermétique et le remis à son collègue.
- Portez ça au labo. Demandez au légiste qu’on vérifie si le cadavre portait bien une montre, juste au cas où ce serait la sienne.
Le policier salua et s’exécuta. Il s’arrêta cependant, juste avant de passer la porte de l’appartement et se retourna vers son supérieur.
- N’empêche, chef… Vous vous rendez compte ?
- Quoi ? Fit celui-ci, excédé.
- Si cette montre est bien celle du meurtrier… ça voudrait dire que le fin mot de cette affaire serait venu à nous grâce à des fourmis…
- C’est complètement ridicule, Sanchez. On aurait fini par mettre la main dessus, de toute façon.
Sanchez acquiesça d’un air sceptique, tourna les talons, et referma la porte.

© Jules (2004)