La boîte rouge © Jules (2008)


Arthur Raubin avait tout pour être heureux. Sa vie était parfaitement ordonnée, jusque dans les moindres détails. Depuis son enfance, il avait pris un soin méticuleux à contrôler chaque minute de son existence. La seule chose qui détonnait dans son petit monde était son second prénom. Archibald. Mais comme il le répétait à chaque fois que quelqu'un s'en étonnait, en haussant les épaules et en esquissant un sourire d'excuse, il n'y pouvait rien : la décision avait été le fait de ses parents, ce bien avant sa naissance.

Arthur l'avait noté très tôt, ce qui avait le plus de chance de bouleverser son emploi du temps était les gens qu'il côtoyait. Et ça n'avait fait qu'empirer au fil des ans. D'abord en famille, ensuite à l'école et pour finir... l'amour. La volonté de posséder une vie sans accroc ne le mettait pas à l'abri d'un certain penchant pour le sexe opposé. Mais les relations qu'il avait pu entretenir avaient toujours été de courte durée. Ces délicats échecs s'expliquaient par son impossibilité à concilier ses propres exigences et la liberté de ses compagnes. Ainsi, depuis son premier essai infructueux, et pour s'éviter toute souffrance supplémentaire, il avait décidé de partir avant que ses sentiments ne tombent dans l'impasse.

Malgré tout, ses rencontres l'avaient conduit une ou deux fois à tenter de vivre avec sa belle du moment. Mais même en ces doux instants, Arthur ne s'était pas laissé bercer d'illusions. Il avait mis au point des protocoles. Par exemple, en cas de désaccord sur le pliage des chaussettes, décider du programme télé du soir. En cas de discussion au sujet du programme télé, prévoir une sortie en solitaire au cinéma. Surtout, en cas de crise de jalousie, causée par cette soirée passée en solitaire (« Avec qui tu étais ?! »), mettre fin à cette relation, décidément trop envahissante. Et en prévision de cette séparation et de son départ intervenait le plus important protocole : celui de la boîte rouge.

Elle avait été offerte à Arthur par son grand-père à son sixième anniversaire. Une malle de bois de la taille d'un petit tricycle, relativement légère et entièrement peinte d'un rouge vif. Il n'y avait pas tout de suite trouvé un charme fou, et l'utilité lui avait alors semblé limitée. Que faire, à part y ranger des choses ? Mais ses affaires étant déjà tout à fait en ordre, il n'avait rien eu à y mettre. La situation avait changé après ses premiers déboires amoureux. Pour récupérer un peu de stabilité, les protocoles étaient intervenus et la boîte rouge avait pris une importance cruciale.

Lorsque Arthur se mettait à vivre avec une fille, la somme de ce qui lui appartenait devait pouvoir entrer dans sa boîte. Ainsi, lorsque venait le temps de partir, le déménagement était bien plus facile et, d'une certaine façon, moins douloureux. Mais il préférait n'envisager la chose que d'un point de vue purement pratique. Aussi réussissait-il toujours à garder le contrôle, du moins jusqu'à présent. Tout avait changé. Pourquoi ? Comment ? Il l'ignorait. Mais après quelques mois à vivre avec Emeline et une rupture imminente, il s'était soudainement rendu compte de sa folie. Ses vêtements, son nécessaire de toilette et un énorme tas de babioles alignés sur le canapé... Sa boîte rouge serait incapable de fermer. Il avait été négligent, et il en payait maintenant le prix : sa vie basculait dans le désordre le plus total.

Débordé par la panique, Arthur avait essayé de retrouver son calme pour envisager toutes les possibilités. Ne pouvait-il pas rester avec Emeline après tout ? Sa décision de la quitter avait été si rapide, si évidente, qu'il avait à peine pris le temps d'y réfléchir. Son crime ? Elle s'était moquée de son second prénom, nom d'un chien ! Alors que de son côté, elle n'était pas vraiment mieux loti ! Non, décidément, impossible de faire abstraction. Quelles autres options lui restaient-ils ?

Laisser à Emeline une partie de ses affaires ? Hors de question.

Oublier le protocole de la boîte rouge et trouver des cartons pour la remplacer ? Trop radical comme changement.

Garder l'appartement et demander à Emeline de partir en emportant ses frusques ? Pas très gentleman.

Brûler la boîte, ses affaires et l'appartement, pour oublier le problème ? Et puis quoi encore ?!


Quand Emeline rentra finalement ce soir-là, Arthur était toujours assis sur le canapé, les plis marquant son front indiquant son intense réflexion. Il enrageait. Le trouvant dans cet état, la jeune femme ne sut que lui demander pourquoi il avait l'air ARCHI-perturbé ? Cette boutade malheureuse eut raison de tous les protocoles possibles. Arthur remit soudainement sa vie en ordre, avec une originalité qui lui ressemblait peu.

Emeline, elle, se retrouva dans la boîte rouge.

FIN.

© Jules (2008)