En un battement d'Elle © Jules (2007)


Un joli sourire. C'est la première chose que j'ai remarqué chez elle.

Ma maladresse naturelle a quelque chose de touchant, quelque chose qui ne laisse pas certaines filles indifférentes. Elles me trouvent lunaire. Chloé est de celles-là. Lorsque, l'autre jour, j'ai manqué de me rompre le cou dans les escaliers de l'université avant de me rétablir in extremis, elle a esquissé un sourire. Ce sourire, c'est qui m'avait poussé à aller lui parler, et ce malgré les papillons qui s'ébattaient au creux de mon estomac à l'idée de lui adresser la parole.

J'ai du charme. Je ne dis pas que je suis beau, non, mais j'ai du charme. Je l'admets comme un fait, car sinon, comment expliquer que Chloé ait accepté après seulement quelques minutes de discussion de m'accompagner au cinéma ? Ce n'est pas du charisme, encore moins de l'aisance. Surtout pas de la chance, mais néanmoins, je pense pouvoir dire que ce charme se rapporte au domaine de l'ésotérique. Autant l'avouer, quand je me trouve en face d'une personne à mon goût, je suis nerveux. Pire, en fait, mais je ne sais trouver les mots pour décrire ce que je ressens. Alors je parle, je me laisse aller à des traits d'esprits, en espérant que mon verbiage fera illusion. Une illusion, voilà ce qu'est mon charme. Elle est éphémère, comme toute chose utile. Mais cette fois, j'ai fait illusion suffisamment longtemps pour convaincre Chloé de me laisser sa soirée.

La soirée fut, mais ne sera pas un merveilleux souvenir impérissable. Elle fut, jusqu'à ce stade. Là, sur le pas de la porte de son immeuble. Si une troisième personne avait accompagné notre couple au cours de cette sortie, elle aurait émis l'hypothèse qu'ainsi se présentait l'unique possibilité de transformer l'essai en relation durable. La façon de la quitter. Tout allait se jouer sur la façon dont j'allais laisser Chloé monter chez elle. Pour le coup, j'en suis terrifié. Le temps semble ralentir, les silences entre nous se faire plus longs… La vérité est qu'elle me regarde de ses grands yeux verts, l'air naïve, et que je ne sais que dire, ni que faire.

Elle est si belle dans la pénombre. Il paraît que le clair de lune est la meilleure lumière pour éclairer le visage d'une femme. Mais j'ai la certitude que ce n'est pas la chose à dire. Pas plus qu'une quelconque supplication pour lui demander de nous revoir. Ses sourcils se froncent, ses lèvres se plissent… Bientôt, il serait trop tard. Instinctivement, mon visage se rapproche du sien. Mes lèvres s'entrouvrent… Et contre toute attente, j'énonce à voix haute la façon dont pourrait se terminer la soirée si j'étais un assassin.

Il n'y a pas d'heure pour être maladroit.


Je repars, éconduit par mes propres faiblesses. Une nuit de plus dans ma peau qu'il aurait peut-être mieux valu ne pas vivre. Plongé dans mes pensées, j'avance sans presque m'en rendre compte. Presque, parce que lorsqu'on y pense trop, même marcher devient difficile. Mes pas me mènent au passage à niveau qui traverse la rue. J'ai beau m'attendre à ce tour du hasard, je tressaille au moment où retentit sans prévenir le signal sonore annonçant un train. Je suis au milieu de la voie. C'est à cet étrange instant, à la nuit tombée, les rues désertes et un signal tant lumineux que sonore me prévenant de l'inévitable, qu'une idée me vient. Que se passerait-il si… ? Ne vous ai-t-il jamais venu à l'esprit que vous pourriez tout simplement rester au milieu de la voie et attendre ?

" Non. "

Moi, si. Mais la voix s'étant élevée derrière moi m'ayant pris par surprise, tout projet suicidaire s'efface soudainement de mon calendrier. Il est grand. Plutôt mince, mais pas trop. Les yeux bleus, le visage finement taillée, des cheveux pailles lui tombant sur ses tempes. L'air candide, il me regarde de biais.

" Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Je m'appelle Clayton. "

Bien. Fort bien. Qu'est-ce qui m'empêche de prendre mes jambes à mon cou ? Le saluant d'un bref signe de tête, je me sens agréablement étreint par l'envie de passer sous la barrière la plus proche et de continuer mon chemin. Pourtant, je ne bouge pas. Pourquoi ?

" Ne sois pas effrayé. Si je le pouvais, je te laisserais partir, mais j'ai trop besoin de toi. "

Ce qui, je suppose, est plus étrange que rassurant. Incapable de me détacher de mon immobilité, j'en profite pour observer de plus près ce dénommé Clayton. De son teint blafard ressort une espèce d'éclat, de luminosité, un halo qui l'entoure naturellement. Assurément, ce type n'est pas normal.

" Non. Je ne suis pas vraiment un "type" non plus. Je suis… autre chose. "

Autre chose ? Comme lisant à travers les dédales de ma réflexion, il trace de son doigt un cercle au-dessus de sa tête. Brutalement, plus rapidement qu'un éclair de lumière, je crois apercevoir des ailes s'étendre dans son dos. L'instant d'après sonne le retour de l'obscurité. J'en déduis donc avoir été victime d'une brève hallucination.

" Non. Tu as bien vu. Je n'ai pas de temps à perdre avec ton incrédulité, je te le répète, j'ai besoin de ton aide. "

Peut-être que la majeure partie de mon incrédulité vient justement de ce fait. Même dans l'hypothèse que j'admette la situation comme ordinaire, d'autres questions se posent dans l'immédiat. Mon aide ? Pour quoi faire ? Pourquoi moi ?

" Tu es le seul que j'ai trouvé. Soleil est à ma poursuite et je n'ai pas vraiment le temps de prendre le choix d'un partenaire. "

Doucement ! C'est une fois de plus dû au hasard si je me trouve au milieu d'un passage à niveau en train de converser avec un ange ? Sans oublier que, même si la question ne me semble guère d'importance, qui est Soleil ? Son nom m'intrigue.

" Le hasard va et vient. Tu te doutes que si j'étais ton ange gardien, j'aurais essayé de prendre un peu plus soin de toi avant de te demander service. Mais me voilà, et Soleil, l'astre que tout le monde connaît sous ce nom, est à mes trousses. Tu m'aides ? "

Pas tout de suite. Mon esprit me paraît de moins en moins clair. L'histoire dépasse bien entendue mon entendement, mais tout comme la fuite m'est impossible, je n'arrive pas à me désintéresser du sort de ce Clayton. Logiquement, je poursuis la discussion. Pourquoi le soleil serait-il à la poursuite d'un ange ?
Trop tard. Je n'aurais pas de réponse à cette question. Une lumière impressionnante pour cette heure de la nuit trouble brusquement l'obscurité. Le train ? Non. Soleil. Une femme d'une beauté aussi incroyable qu'indescriptible surgit de nulle part et s'avance vers nous. Vers nous ? Non, vers lui. Elle ignore jusqu'à ma présence. Une douce chaleur m'entoure de sa confiance. J'éprouve un certain soulagement à la pensée que cette bizarre aventure se voit terminée. Mais avant que ma tranquillité soit parfaite, Clayton saisit vivement ma main et m'entraîne hors du passage à niveau, me forçant à courir à ses côtés. Etonnant, mais l'effort ne l'empêche pas de me parler.

" Je suis le gardien des cieux, voilà pourquoi elle me chasse. Soleil en a assez de ne pouvoir embraser le monde que par moitié. Elle veut pouvoir toujours briller sur les hommes. Je suppose que ça lui ouvrirait des portes… "

Les femmes ! Je partage un certain apaisement à savoir ne pas être le seul à ne pouvoir les gérer. Songeant à celle que nous laissons derrière nous, j'ai le réflexe de vouloir lui jeter un dernier coup d'œil, mais un brouhaha soudain détourne mon attention. Si Clayton n'avait, à cet instant, arrêté sa course, je crois que la surprise m'eut stoppé net. Car malgré l'heure avancée de la nuit, nous nous tenions maintenant au centre d'un marché très animé.

Autour de nous, les passants longent les étals avec attention, tandis que les marchands tentent le diable en criant à tue-tête leurs fabuleuses promotions. Fabuleuses, un terme juste pour désigner les fables qu'on essaye de nous vendre, à Clayton et à moi. De celui-ci je retiendrais les Vertus pêchées ce matin. De cet autre, un fort bon choix de succès en tous genres. Du dernier qui s'imposa à nous, des énigmes et des mots pour simplifier la vie. Sans doute toujours sous l'influence de l'ange, toutes ses merveilles me laissent froid, indifférent, seulement concerné par sa situation vis à vis de Soleil, que je commence à considérer comme mienne. Préoccupé, inquiet, ce marché qui nous cache si bien me paraît presque tout à fait à sa place. Pourtant, il ne nous dissimulera pas indéfiniment.

" Je sais. Mais que faire d'autre ? "

Je ne sais que répondre. Il connaît bien mieux ce monde que nous traversons que moi. C'est donc une idée logique qui me vient. Si Soleil nous cherche, il faut aller là où elle s'attendra le moins à nous trouver.

" Chez elle ? "

Je n'ai pas dit ça ! Mais Clayton semble déjà décidé. Me saisissant une nouvelle fois le bras, il me tire vers une nouvelle direction. La foule paraît se fendre sous son impulsion, et nous la traversons comme une mer dont il aurait interrompu le flot. Jusqu'à arriver à une station de métro. Est-ce là que Soleil vit ? La chose est plus qu'improbable. Ayant décidé que les apparences ne me seraient d'aucun secours ce soir, je décide de ne pas m'y fier et suivre le Clayton silencieux dans la pénombre latente.

Pas un bruit n'illumine le calme de la station. Avisant un escalier, Clayton m'enjoint à le descendre à sa suite. Je n'hésite pas un instant, mais bientôt, regrette mon manque de prudence. A chaque marche supplémentaire, l'obscurité ambiante se fait plus profonde. Comme un puits sans fond, l'escalier ne semble jamais s'arrêter, continuant dans une spirale sans fin à nous emmener… là où vit Soleil ?

" Dans ce qui en est le plus proche en tout cas. "

La voix de Clayton m'interpelle. Elle n'est plus aussi douce, plus aussi posée. Il paraît réellement souffrir de cette descente aux enfers, la sueur éclairant son visage comme une flamme à l'agonie. Mais il continue, et je sais que j'ai vu juste. C'est aux enfers qu'il nous emmène, à cet endroit seul où les flammes rivalisent avec les feux de Soleil.

Je manque de glisser. Décidément, ma maladresse et les escaliers sont bons camarades. Clayton sourit en se tournant vers moi.

" Si ta maladresse pouvait me sortir de là, peut-être lui témoignerais-tu enfin un peu de gratitude ? "

Interloqué. D'accord pour faire gloire à ses qualités, mais certainement pas à ses défauts… Je m'étonne cependant d'avoir glissé. C'est quelque chose qui n'arrive pas fortuitement, il faut bien une cause avant la conséquence. Me baissant, je frôle de mes doigts la pierre glacée que constitue l'escalier. De la poussière. J'ai glissé sur de la poussière.

" Des cendres de Lune… "

La voix de Clayton… Ma parole, il est triste ! Mon esprit est-il affûté par la vitesse des évènements qui me croisent ? Je ne saurais le dire. Ce que je sais, c'est qu'immédiatement, je comprends que s'il y a une Soleil, il doit y avoir une Lune. Je suis tellement fier de ma déduction qu'elle ne me paraît pas un instant ridicule.

" Il y avait une Lune. Elle est encore là mais… Plus comme avant. Elle n'est plus qu'un vague reflet, un miroir dont Soleil n'est pas encore fatiguée. Et si Soleil arrive à ses fins avec moi, elle disparaîtra, sa face cachée à jamais. "

Dans quel conflit ai-je mis les pieds ? Les explications de Clayton ne cessent de me renvoyer à ma propre incompréhension. Pourquoi, si Soleil peut nuire à Lune, celle-ci ne peut-elle lui faire du mal ? Pourquoi un clair de Lune ne nuit-il pas à Soleil ? Clayton se raidit. Lui aussi a saisit l'étrangeté de la chose. Ses yeux se posent lentement sur moi, et je le sens saisis d'une détermination insolite.

" Il faut lui faire face, lui opposer une pleine figure. "

Il me tend la main, et je la sers volontiers, heureux d'avoir pu l'aider. Mais aussitôt, le monde tourbillonne autour de nous. Les escaliers disparaissent et s'ouvre à nouveau le passage à niveau. Le temps de reprendre pied sur terre, j'apprécie de revenir à mon point de départ. Clayton me rendrait-il ma liberté ?

" Pas tout de suite. Je suis désolé, mais j'ai encore besoin de toi. Une dernière chose et je te laisse partir. "

Je réfléchis un instant. Je ne suis pas si pressé de rentrer chez moi, et de retrouver la vie aux allures si peu angéliques que j'ai quitté.

" Tu ne sais pas la chance que tu as, je suppose. Mais je n'ai pas le temps de d'expliquer, tu devras le comprendre seul. Elle arrive… Quand elle sera là, il faudra absolument que tu te places entre elle et moi. "

Ça me paraît un tantinet dangereux. Mais Clayton se veut confiant. Soit ! Je me retourne, décidé à attendre, mais fait déjà face à Soleil. Plus belle que jamais, ses cheveux flottant autour d'elle comme autant de rayons, celle-ci me regarde. Non, elle ne me regarde pas. Elle essaie de voir à travers moi. Mais je fais totalement écran, et Clayton est parfaitement dissimulé derrière moi. Peu à peu, Soleil continuant son manège, il me semble qu'elle perd de son éclat, de sa chaleur. Elle s'efface. Elle disparaît. Comme elle s'en aperçoit, elle tente de brûler une dernière fois. Mais pour Soleil, en cette nuit, il est définitivement trop tard.
Elle s'éclipse.

Clayton sort de mon ombre, visiblement ravi.

" Voilà qui devrait la calmer un moment. Merci. Merci pour ton aide, aussi simple fut-elle. "

Simple ? Voilà des remerciements bien sibyllins. Mais peu importe. Le sort de l'ange continue à plus me préoccuper que le mien.

" Tout ira bien. Regarde autour de nous. Un ciel sans nuage, des étoiles qui filent… "

Oui, mais… Clayton m'empêche de lui répondre. Il m'intime le silence d'un doigt posé sur mes lèvres. Plus un mot. Il me sourit une dernière fois et, en un battement de cils, disparaît. Seul, je sens encore la présence de son doigt sur mes lèvres, qui irradie une chaleur peu commune. Peu commune, mais familière…

Je ferme les yeux, et les rouvre enfin.


Nos lèvres se séparent lentement. Je m'écarte de Chloé, étonné par l'intensité de notre premier baiser. J'en suis laissé tout étourdi. Je la regarde, avec l'impression que le monde continue maintenant de tourner sans savoir ce que nous savons. Elle me regarde, elle aussi. Entre nous, un silence complice s'installe… et dure. Un ange passe. Et enfin, sans rompre le silence, Chloé me sourit.

" Joli sourire. "

 

© Jules (2007)